L'invention de l'île de Nantes
Deux fois par jour, au gré de la marée, l’île de Nantes semble glisser vers l’estuaire avant de se figer et de reculer pour reprendre sa place au cœur de la métropole. Métamorphosée en paquebot géant, elle rend hommage aux chantiers navals où plus de mille bateaux virent le jour entre la première moitié du XIXe siècle et leur fermeture, en 1987.
LE SOUVENIR D’UN ARCHIPEL
Territoire en constante mutation, l’Ile de Nantes marque l’aboutissement de la fabrique d’un espace insulaire unifié au fil des siècles. Ile de la Prairie au Duc, de la Turmelière, de Beaulieu, des Quatre Compères, ou encore Prairie d’Amont, il est bien difficile aujourd’hui de se représenter un territoire de l’eau constitué d’un véritable archipel d’îles alluvionnaires à la géographie mouvante au gré des caprices du fleuve. C’est sur cet ensemble d’îlots et de grèves alluvionnaires qu’une ligne de franchissement faite de plusieurs ponts et chaussées permettait, dès le Moyen Age, de relier les rives nord et sud.
L’extension de l’urbanisation par l’ouverture de la ville close sur le fleuve, les nécessités du maintien d’un chenal de navigation, puis de l’industrie, sont autant de phénomènes qui concourent, jusqu’aux années 1930, au comblement des boires et voies d’eau serpentant entre les îles. Au milieu du XXe siècle, l’ancienne ligne de ponts marque encore une limite entre un paysage urbain marqué par les activités portuaires et industrielles à l’ouest, et un paysage agricole non bâti, fait de prairies humides et inondables dans la partie orientale de la future Île de Nantes. Face à ce territoire progressivement unifié qui se construit toujours sous nos yeux, les cartes anciennes évoquent le souvenir d’un archipel, territoire de l’éphémère, né de l’action conjointe de la mer et du fleuve.
LA GRUE TITAN JAUNE
Aimantés par la grue jaune rescapée des chantiers navals Dubigeon et désormais pièce maîtresse du patrimoine nantais, nous remontons les Anneaux un à un en délaissant le boulevard de l’Estuaire. En filigrane dans le ciel pâle, la lune donne à la grue des airs de rampe de lancement. Elle semble attendre la fusée lunaire du professeur Tournesol. Hergé, Jules Verne et Georges Méliès sont convoqués dans ce lieu barré par des plans inclinés en béton armé, de deux cents mètres de long peut-être, désaffectés, rouillés, qui peuvent nous renvoyer aussi, pourquoi pas, vers les recoins abandonnés d’un centre spatial oublié.
Des lancements, il y en eut quelques centaines sur ces cales qui finissent leur course dans la Loire, précisément dans le bras de la Madeleine, large d’à peine 250 mètres. À chaque fois, les Nantais se donnaient rendez-vous en grand nombre, en face, sur le quai de la Fosse, pour contempler ces mastodontes glisser jusqu’à l’eau avec puissance et majesté. Certains pouvaient approcher les deux cents mètres de longueur, cargos, paquebots, ferries, sous-marins, chalutiers, chimiquiers, dragues et autres torpilleurs construits par les milliers d’hommes et de femmes des chantiers navals.
LE QUAI DES ANTILLES
Il est encore tôt. Le quai des Antilles est désert. Une joggeuse s’y engage, longe les Anneaux jusqu’à la grue Titan grise et disparaît vers l’usine Beghin Say, indifférente au Navibus qui glisse sur la Loire vers Trentemoult en doublant les rochers de la butte Sainte-Anne. Devant le hangar à bananes, haut lieu de la vie nocturne nantaise, un petit véhicule de nettoyage brosse le sol, épaulé par deux éboueurs en jaune fluorescent qui rassemblent les restes de la soirée d’hier à coup de souffleurs : verres en plastique, mégots, paquets de cigarette, packs de bières éventrés, serviettes en papier… Sous les déchets peu à peu évacués réapparaît la ligne verte du Voyage à Nantes, celle des Anneaux, du Parc des Chantiers, du Mémorial de l’abolition de l’esclavage... Nous n’avons plus qu’à la suivre jusqu’au pont Anne-de-Bretagne pour gagner la rive nord de la Loire et nous laisser emporter par l’estuaire, vers le grand large. « Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche » écrivait Julien Gracq, le chantre de Nantes.
LE PARC DES CHANTIERS
Il faut donc agir vite. Avant même la fermeture des chantiers en 1987, quelques ouvriers créent l’association Histoire de la Construction Navale à Nantes pour sauver tout ce qui peut l’être, des archives aux outils en passant par ce qui s’imposera bientôt comme l’un des emblèmes de Nantes : la grue Titan jaune. Dès 1989, alors qu’elle est promise à la ferraille, ils parviennent à convaincre la municipalité de la racheter. « Ça n’a pas été simple ! tient à rappeler Jean Relet, aujourd’hui président de l’association, en remontant à pas lents les rails où roulait la grue pour positionner sur les cales d’énormes morceaux de navires. Il a fallu se bagarrer pour faire admettre que la culture ouvrière faisait partie de l’identité nantaise. Si on avait laissé faire, vous auriez sans doute ici, face à l’un des plus beaux panoramas de Nantes, un front de grands immeubles sans âme à la place du parc des Chantiers ! »
À cet emblématique fait d’arme viennent s’ajouter d’autres victoires tout au long des années 1990 : les cales, les nefs, les rails et les platelages au sol, ces quadrillages d’acier qui servaient à souder d’énormes pièces métalliques en garantissant une parfaite horizontalité, sont en quelque sorte sanctuarisés en attendant que se précise l’avenir du site. Autant d’éléments qui seront intégrés par l’architecte urbaniste Paul Chemetoff, en charge de la reconversion du site, et qui se sont depuis imposés comme une évidence dans le paysage urbain. « Il faut voir la culture ouvrière comme un patrimoine, lance Jean Relet. Et un patrimoine, ça se préserve ! »